J’ai rêvé…
Par Saïd Sayagh,
écrivain
Je suis un petit garçon. Je m’appelle Douidou fils de Shalom Sayagh le bijoutier et de Zahra Benaros. Mon père, souvent inquiet, me montre plusieurs fois comment aller de la maison à sa petite boutique où il s’entasse avec ses outils, ses œuvres, ses caisses, ses babouches... Il insiste pour que je ne dévie pas d’un pas du chemin qu’il me montre.
Il me réprimande dans un mélange d’hébreu et d’arabe lorsque je désigne la canne alléchante du marchand de nougat et réclame un morceau de la délicieuse pâte blanche aromatisée à la fleur d’oranger.
Il me montre, pour la centième fois, le chemin à suivre pour aller à la petite synagogue du Mellah. Il me fait répéter ce que je dois faire au cas où quelqu’un que je ne connais pas me propose du nougat ou m’invite à l’accompagner quelque part.
Je courrai à toute allure laissant tomber mes petites babouches noires faites par mon oncle Messaoud le chrabli toujours assailli par les jolies femmes du Mellah et même d’au-delà de mon petit monde clos, me réfugier dans la boutique de l’un de mes oncles paternels ou maternels. A défaut, il faut que je courre à la maison.
Il me fixe de ses yeux peu sévères pour que je baise la main du rabbin à la barbe hirsute et blanche qui passe son temps à nous faire ânonner, moi, mes cousins, les cousins de mes cousins et les petits voisins, des litanies auxquelles nous ne comprenons pas grand-chose.
Il m’apprend à essuyer avec les chiffons que lui prépare ma mère, des bracelets en or, des bagues, des boucles d’oreilles ; des bijoux, beaux, qui lui amènent des acheteurs de très loin.
Il bavarde avec eux des heures et des heures. Il fait venir de la maison des plateaux de thé à la menthe et de gâteaux faits par ma mère et qui soutirent des cris admiratifs aux clients.
Moi, je prie pour qu’ils achètent. Mon père dit que notre vie est fragile qu’il y a des gens qui n’attendent que des prétextes fallacieux pour nous attaquer, nous dépouiller.
J’aime accompagner mon père dans sa petite boutique. J’entends le claquement des babouches sur les dalles et je vois les murs fissurés et croulants blanchis à la chaux blanche, trop blanche. Je ne m’ennuie jamais. J’apprends toujours des choses. Mon père me dit qu’il lui tarde que j’apprenne à ciseler, enchâsser les petites pierres brillantes. Il dit que ses yeux commencent à lui faire mal quand il reste longtemps concentré à régler les fermoirs et ajuster les maillons des petites chaînes.
Moi, mes yeux voient tout, mais il ne faut pas que je le dérange quand il travaille.
J’entends les bruits des différents outils du mellah d’entremêler et se croiser avec les bourdonnements des discussions, des négociations, des prières des plaintes contre tous les maux de santé, les sauterelles, les rats et, des mélodies mielleuses.
Des fois, je préfère rester à la maison. J’aime voir ma mère pétrir le pain qui lève avec la pâte prélevée du pain de la veille. J’aime le bruit de la pâte bien malaxée qui repose comme un bébé repu. Quand mes nombreuses tantes nous rendent visite avec mes cousines et mes cousins aux yeux trop grands pour leurs visages doux et pâles, cela sent la fête, les fêtes joyeuses, bruyantes et, fatigantes pour ma mère.
Caressé par les doux et riches tissus des caftans, ksoua, et autres badia des femmes, j’écoute la vie du monde proche et lointain. Les mariages, les bar-mitsvas, les cérémonies de Tahdid. J’entends ce que disent les uns et les autres, les commentaires des uns et des autres, ce que chacun aurait fait à la place des uns et des autres.
J’entends les récits détaillés sur Bahloul le mendiant dérangé, saisi par un étrange délire et ne cessant d’invoquer la colère de HaKadosh BarokhHo. Il me fait peur ainsi qu’aux autres enfants tout en suscitant en nous une drôle de compassion. Quand on finit de parler de Makhlouf le marchand de beignets, de Youssef le ferblantier, d’Elie le matelassier, de Friha la femme de Saadia l’épicier on passe aux nouvelles des mellahs des autres villes.
J’entends parler des hiloulas à nos saints qui sont aussi les saints des voisins musulmans qui n’habitent pas au mellah.
Je me glace de terreur quand on dit qu’Ils ont forcé les portes, cassé tout ce qui se casse, brûlé tout ce qui brûle, maisons, boutiques, synagogues, qu’Ils ont frappé, violé, tué.
J’ai peur des bruits méchants qui brisent la joie de vivre du mellah terré comme pour se protéger et protéger la lumière qu’il recèle.
Je n’ai pas peur des disputes dans les petites venelles sombres. Je déteste les disputes des parents, tous les parents. Elles prennent des allures d’orages et de colère du ciel. C’est comme si HaKadoshBarokhHo allait rompre les milliers d’années d’attente, de patience et d’espoir. L’espoir d’un départ attendu et redouté à la fois.
Ces histoires me semblaient lointaines jusqu’au jour où une foule en furie s’abat sur la Mellah et le dévaste. J’en suis encore hébété. Une peur m’habite toujours et m’empêche de faire confiance et d’être heureux complètement.
Depuis, J’ai l’impression d’avoir pour mission indicible, folle et inavouable, même pas à ma mère, de ramener tous les juifs pris, convertis, blessés à une joie de se dire totalement héritiers de leurs juifs d’ancêtres sans entrave ni condition.
Said Sayagh
423 Avenue Folco de Baroncelli
34160 Boisseron
Tél: + 33 4 67 86 41 48
GSM: + 33 6 63 24 38 20
E-mail: said.sayagh@orange.fr